Le développement régional est une question qui taraude tous les gouvernements dans la quasi-totalité des pays du monde. Comment faire pour assurer une répartition égalitaire et équitable de l’activité économique et de la population sur tout le territoire, sachant que chaque région possède ses propres besoins et spécificités et donc ses propres défis, telle est l’équation à résoudre.
En Tunisie, certes, l’Etat post-Indépendance a mis en place des politiques de développement régional afin de répondre aux besoins socio-économiques des populations locales. Mais le déséquilibre régional n’a cessé de s’exacerber d’une année à l’autre, plutôt d’une décennie à l’autre. Les efforts publics pour corriger ce fossé qui se creuse entre les régions n’ont pas porté leurs fruits. Quelles sont alors les raisons de cette fracture territoriale consommée en Tunisie? Comment peut-on la diagnostiquer et la corriger ? Y-a-t-il une vision politique pour ce faire? Peut-on arriver à y remédier et réaliser un jour l’utopie d’une Tunisie parfaitement équitable en termes de répartition des activités économiques et des populations? Toutes ces questions ont été abordées lors d’un débat, organisé récemment par le think tank, GI4T, dans le cadre de ses rencontres dites «Les mardis de l’économie ».
Hamadi Tizaoui : “Le nouveau paradigme du développement régional en Tunisie consiste à le penser en un développement intégral, équitable, durable et solidaire socialement et territorialement”
Évoquant les origines de la notion des politiques du développement régional, le géographe-économiste, Pr. Hamadi Tizaoui, a expliqué que ce concept a vu le jour, après la Seconde Guerre mondiale lorsque les Etats développés, ruinés par la grande crise de 1929 et ensuite par la guerre, se sont rendu compte de la nécessité de leur intervention pour instaurer un équilibre entre les régions, lequel équilibre serait complètement détruit si les lois de marché prennent le dessus. Affirmant que la disparité régionale est un phénomène universel, le professeur des universités, Tizaoui, a expliqué que la Tunisie ne déroge pas à cette réalité. En effet, les tentatives de développement du pays, depuis l’Indépendance ont abouti, selon ses dires, à une fracture territoriale entre un littoral relativement développé et le reste du pays qui a relativement décroché par rapport à l’Est. “C’est une aberration économique parce qu’on met à la marge des millions d’habitants, provoquant une réduction du marché. Et c’est une aberration politique parce que nous, en Tunisie, on a toujours tablé sur l’intégration et l’unité du pays. Les enjeux et les défis de cette question sont énormissimes, parce que les résultats d’une fracture territoriale peuvent parfois mener à l’éclatement de l’unité nationale”, a-t-il affirmé. Tizaoui considère que l’aménagement des territoires et la planification constituent des piliers importants du développement régional en Tunisie. Si la Tunisie a une tradition de planification économique et d’aménagement du territoire très ancrée historiquement (depuis les années 1960 pour la première, et, les années 1970, pour la seconde) qui prend en considération la question du déséquilibre régional, ces deux piliers n’étaient pas articulés, affirme l’intervenant. “L’aménagement du territoire a été réalisé de façon déséquilibrée. La construction des routes et des autoroutes, par le ministère de l’Equipement et de l’Habitat, était la seule composante de l’aménagement du territoire réalisé. Il est exécuté par le ministère de l’Equipement. Le reste, les aspects relatifs à la ville, par exemple, n’ont jamais été mis en œuvre. Ils ont été confiés aux municipalités qui devaient gérer la question urbaine. Mais leur gestion laisse à désirer avec la diffusion de l’habitat spontané dans toutes les villes, y compris dans la capitale”, a détaillé Pr Tizaoui qui considère que la création d’un ministère pour la ville en Tunisie, n’a jamais été envisagée. Il estime que cette question a été toujours minorée et peu considérée quant à sa contribution à l’aménagement et au développement du territoire national et à tous les niveaux d’échelles, locale et régionale. Revenant sur les caractéristiques géographiques de la Tunisie, le géographe a rappelé que la Tunisie est un petit pays (163 000 Km2) plat (Les trois quarts de sa superficie sont situés entre 0 et 500 m d’altitude). Ce qui constitue un facteur d’unité géographique et sociologique, il n’y a point de barrières physiques en Tunisie. Aussi, avec un taux de population urbaine qui s’élève à environ 70%, soit 8,5 millions de citadins, la Tunisie est un pays très urbanisé avec une tendance vers la métropolisation. Elle est la plus urbanisée au Maghreb. Ces deux facteurs représentent, selon Tizaoui, un atout sur lequel on peut jouer pour arriver à une convergence des niveaux de vie entre les villes et les régions intérieures et celles dans les régions les plus avancées en termes de production de richesse du littoral Est. Il ajoute que les politiques régionales sont par nature publiques car non lucratives. “L’entreprise privée n’a pas vocation à équilibrer le territoire et à faire du développement régional. Elle a vocation à créer de la richesse et à faire du profit pour le promoteur lui-même et pour les actionnaires. C’est cela la problématique. Avec le recul/le reflux du rôle de l’Etat à travers le monde, néolibéralisme oblige, et pas uniquement en Tunisie, les politiques publiques aujourd’hui doivent prendre en considération la nouvelle offre théorique de création de facteurs de production. C’est-à-dire que l’Etat peut contribuer à la création de nouveaux facteurs de production en termes d’enseignement supérieur, de recherche scientifique, d’aménagements et de planification des territoires, de toutes sortes, national, régional, urbain, etc”, a-t-il précisé. Selon lui, le nouveau paradigme du développement régional en Tunisie, consiste à repenser, rêver un développement régional équitable, donc réaliste, solidaire, durable (économiquement et écologiquement) et qui contribue à intégrer toutes les populations, générations, catégories sociales, et territoires. Un développement là où les régions les plus avancées viennent à l’aide, via l’Etat, aux régions les moins avancées. “J’appelle de mes vœux une Tunisie intégralement développée sans aucune fracture. Car, in fine, développer toute la Tunisie n’est ni une chimère, ni un rêve vain, c’est à portée de main !”, a-t-il ajouté.
Salma Mhamdi Hichri : “Le développement local passe par la création des facteurs de production”
De son côté, l’économiste Salwa Mhamdi Hichri est revenue sur les théories relatives au développement régional. Elle a souligné, à cet égard, que les économistes n’ont commencé à théoriser sur la question que quand ils ont constaté la présence d’externalités générées à une échelle locale lorsque entreprises et parties prenantes créent ensemble sur un même territoire une dynamique de développement. Selon Hichri, le déséquilibre régional, bien qu’il ne soit pas propre à la Tunisie, peut être traité si les politiques publiques accordent de l’importance au développement régional dont la créativité serait un des principaux leviers. L’économiste a, en effet, souligné dans ce contexte, le lien qui existe entre développement régional, créativité et compétitivité des régions. Ainsi, les théoriciens économistes supposent que la prospérité des nations dépend de la capacité et du rythme avec lequel les facteurs de production sont créés. Cette théorie rompt en effet avec le contexte de dotation de facteurs. “La prospérité des nations ne se hérite pas. Elle ne dépend pas de ses ressources naturelles, d’une dotation de main-d’œuvre, même qualifiée ou pas chère, de la valeur de sa monnaie. Certes, il s’agit d’ingrédients importants pour élaborer des politiques importantes mais court-termistes. Mais les régions, qui veulent vraiment acquérir un avantage compétitif, durable et réel, doivent créer les facteurs de production”, a-t-elle expliqué. Les technologies de pointe sur lesquelles sont basés les investissements à la Silicon Valley ou encore les techniques de traitement des fleurs de tulipe aux Pays-Bas et les recherches scientifiques dans le domaine de traitement du diabète développés à Amsterdam sont toutes, selon l’économiste, des exemples de facteurs créés ayant contribué à la prospérité de ces nations et de leurs régions. Elle a, en somme, expliqué que le retour aux sources, c’est-à-dire, le retour aux savoir-faire artisanal ancestral dans les régions peut être un moteur de développement régional dans la mesure où il peut contrer les conséquences exercées par la mondialisation sur les chaînes de production. Évoquant le rôle de l’Etat dans les processus de développement régional, l’économiste a précisé que ce dernier doit être un facilitateur et il revient aux habitants locaux de créer leurs propres solutions.
Mustapha Mezghani: “Le développement régional n’est pas possible sans qualité de vie”
Mettant en avant l’importance de l’attractivité des villes, l’expert Mustapha Mezghani a considéré que la qualité de vie dans les régions constitue une condition sine qua non du développement régional, car c’est elle qui permet d’ancrer les habitants dans leurs régions. Il estime que ces régions et ces villes doivent être attractives pour les cadres qui aspirent à vivre dans un environnement équivalent à celui qu’ils trouvent dans les grandes villes. Selon Mezghani, la qualité de vie se traduit par des infrastructures développées, une éducation de qualité pour les progénitures, des services de santé et de loisirs …etc. Après l’indépendance, ces commodités de vie ont progressivement disparu dans les régions, explique-t-il. La ville de Métlaoui qu’on appelait, dans les années 60, le petit Paris en est un exemple éloquent. “Au lendemain de l’indépendance et pendant les années 60, voire au début des années 70, les ingénieurs qui débarquaient avec leurs diplômes des grandes écoles françaises allaient à Métlaoui et s’y installaient parce que cette ville assurait tout le cadre de vie dont ils avaient besoin. Il y avait tout, il y avait même un terrain de golf,des écoles avec une formation de qualité, etc. Il y avait vraiment tout ce qu’il fallait pour avoir un cadre de vie agréable en famille. Aujourd’hui, tout cela a été perdu”, s’est-il désolé. Mezghani a ajouté, dans ce même contexte, que le dispositif des incitations financières au profit des entreprises qui s’installent dans les régions intérieures, n’a pas donné de résultats positifs, justement parce que le cadre de vie dans ces régions-là n’attire pas les cadres et donc ces entreprises peinent à y trouver des talents.